La nuit n'a pas de feu [Eowynia]

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Marcher. Encore et toujours. Galoper. A toute allure. Pour avaler le temps et la distance. Oublier. Peut-être.

Depuis combien de temps arpentait-il les plateaux de Criad ? Impossible de s'en souvenir. La mémoire saturée de routes, de chemins et de sentiers, ivre des kilomètres parcourus depuis trop longtemps. Peu lui importait les quelques jours ou les quelques semaines passées sur ses étendues oscillant entre la désespérance du désert et la magnificence de verdoyantes plaines. Le temps n'existait plus. Ne comptait plus. Cela faisait des années qu'il avait quitté sa terre. Ses racines. Des siècles peut-être, pour ce qu'il en savait. Après tout, pourquoi pas ? Rien ne l'étonnait plus guère et que le destin se montre cruel au point de le laisser errer pour l'éternité ne lui paraissait pas une théorie si fantasmagorique. Quand chaque aube qui se levait s'ouvrait le tableau désastreux d'une terre tourmentée et injuriée par ceux là même qu'elle élevaient et nourrissaient, quand chaque jour voyait son lot de morts détremper le sol de rivières sanglantes aux quatre coins du monde où les peuples massacraient leurs frères... peu de choses pouvaient encore être inimaginables. Il y avait dans ses interminables chevauchées quelque chose d'anesthésiant qui avait le don de panser pour quelques instants les plaies du voyageur. C'était ce que Kael aimait le plus dans sa vie nomade. Avec la découverte sans cesse renouvelée de merveilles et de mystères dont la nature regorgeait.

Le poids de la fatigue avait commencé à se faire sentir tôt dans l'après-midi. Si bien qu'avant même le crépuscule, ses muscles endoloris le rappelèrent à l'ordre, commandant de ralentir l'allure et de trouver séance tenante un lieu où bivouaquer en sécurité. Scrutant l'horizon, le miroitement argentin d'une vaste étendue d'eau exposée aux rayons du soleil déclinant promettait un asile potentiel avec un minimum de... commodités, si l'on pouvait dire. Certainement le fameux lac de Criad, dont nombres de paysans croisés durant la traversée des plateaux lui avaient conté les légendes de monstres marins terrifiants et d'enjôleuses ondines prêtes à perdre les âmes trop sensibles. Ou trop esseulées, avait ajouté à son adresse un vieillard au visage buriné qui se fendit alors d'un sourire en coin plein de malice. Hm. Quel que soit le risque, Kael ne pourrait de toute façon pas aller beaucoup plus loin aujourd'hui. Les ténèbres guettaient et l'épuisement également. Se surmener, passait encore, mais prendre soin de sa monture était une réelle nécessité. Sans son étalon, le vagabond n'était rien. Des distances phénoménales séparaient parfois un village d'un autre en Mereth. Parcourir le vaste monde à la seule force de ses jambes aurait relevé de la folie pure. Kael n'en était pas encore à ce point, heureusement.

Les dernières centaines de mètres le séparant de son point de chute pour la nuit furent couverts au pas, pour reposer l'animal autant que son maître. Non loin devant eux, planait le faucon qui ne s'éloignait jamais trop de l'humain qui l'avait apprivoisé et dressé. Sans doute cherchait-il depuis les hauteurs quelque proie à capturer. Kael l'y encourageait d'ailleurs silencieusement, la faim talonnant l'épuisement dans la course à la sensation la plus désagréable capable de l'assaillir et de le faire plier. Rares étaient les fois où le rapace revenait bredouille. C'était un bien meilleur chasseur que son maître et ce dernier avait une entière confiance en sa capacité à subvenir à leurs besoins pour le dîner. Un peu de viande fraîche ne ferait pas de mal, en plus du pain et du fromage qu'il avait achetés dans le dernier village traversé. Au pire, restait de la viande séchée, si d'aventure la chasse se révélait infructueuse. La nuit à venir ne s'annonçait pas trop mal. Kael en avait en tout cas connues de bien pires, a priori.

Les berges du lac, foisonnantes d'herbes hautes et à la terre meuble, amortissaient les pas du cheval qui trottait avec une excitation grandissante à mesure qu'ils longeait l'immense étendue aquatique. L'eau avait le don de le rendre à moitié fou. Aussi Kael le stoppa-t-il sur place et mit pied à terre, pour le mener boire et se baigner un moment. Se faisant, il repéra les lieux, à la recherche du meilleur endroit possible pour établir son campement. Quelques arbres un peu plus haut, aux branches solides et touffues, pourraient convenir. Le faucon aurait de quoi se percher, il pourrait y attacher la bride de l'étalon et s'abriter lui-même sous leur vaste dôme de verdure. Toujours mieux que rien, pour dormir à la belle étoile, sachant à quel point le ciel pouvait se montrer inconstant. Une fois le campement établit, la recherche de petit bois et de branches plus épaisses pour entretenir le feu l'occupa jusqu'à la nuit tombée. Allumer le brasier fut un autre problème. Le bois était assez humide et ne prenait pas aussi facilement qu'escompté. A force de ténacité, les étincelles finirent par jaillir. Leur crépitement réconfortant était seul à troubler le silence. La lune émergeait au-dessus des eaux sombres en contre bas, pleine et drapée d'argent, belle à couper le souffle. Assis sur la peau de bête qui lui servait de matelas et le protégeait du froid suintant par le sol, Kael dévorait son dîner en silence. Comme toutes les nuits depuis plusieurs jours. Comme tant de nuits depuis maintes années.

L'oiseau avait ramené de quoi remplir leurs estomacs, bien que la prise du jour fut petite et vite avalée. Le ventre plein, perclu de fatigue au point que ses muscles durs comme la pierre le tiraillaient encore malgré le repos déjà pris, il ôta son gilet de cuir et ses bottes, s'étendit et s'endormit presque instantanément sous la pelisse devenue couverture de fortune pour l'occasion, sa dague à portée de main sous la peau couvrant la terre. Le feu brûlait doucement dans le foyer, rougeoyant discrètement au coeur de l'obscurité. Les limbes l'accueillirent dans leurs profondes ténèbres, où bercé par les premières images de rêves étranges, son esprit s'agitait, transmettant la fièvre à son corps malmené par la route. Pourtant, les bruits du dehors n'atteignaient plus son oreille. Sourd à l'existence du monde entier, il errait dans d'autres mystérieuses contrées, hantées par les fantômes du passé. Si bien qu'il n'entendit pas que l'on s'approchait...

Le rêveur s'était vu tiré du maelström immatériel tissé de cauchemars et de regrets dans lequel il errait par les hennissements alarmés d'un cheval, qu'il crut tout d'abord être le sien. S'éveillant en sursaut, il tourna le regard vers l'endroit où sa monture broutait lorsqu'il l'avait abandonnée pour rejoindre un autre monde. Silencieux, l'animal se tenait tête droite, les yeux rivés sur le lac, oreilles dressées et naseaux dilatés. Quelque chose occupait toute son attention. Et l'inquiétait qui plus est, à en croire les mouvements incessants de sa tête et ses sabots qui grattaient le sol à un rythme saccadé. L'alerte venait d'ailleurs. Encore étourdi par ce brusque réveil, à demi-endormi, Kael s'en remit à l'instinct de la bête plus volontiers qu'au sien. Enfilant rapidement ses bottes, il se releva puis se retourna vers l'endroit que fixait l'étalon, d'où montait l'appel inquiet parvenu à percer les brumes épaisses emprisonnant le dormeur dans un sommeil empli d'ombres et d'intimes terreurs.

Et il courut. S'élançant sans réfléchir vers la rive, convaincu de l'urgence par la détresse de l'alarme lancée au vent. L'animal se mouvait nerveusement, semblant hésiter entre rester sur la berge et s'enfoncer dans l'eau. Le clair de lune éclatait sur le métal de son armure, précieux repère pour l'unique œil valide de l'humain, l'aidant à cibler l'exacte position où se hâter sans perdre une seconde. En quelques foulées, la triste réalité le frappa de plein fouet. Quelqu'un était en train de se noyer.

Une décharge d'adrénaline commanda à ses muscles de passer à la vitesse supérieure, malgré la fatigue et son état encore un peu comateux. Les clapotis furieux qui troublaient la surface sans rides du lac cessèrent alors que Kael arrivait à hauteur de l'onde. Plus le temps d'hésiter. Alors qu'il reprenait sa course et commençait à s'enfoncer plus avant dans le sein noir des eaux, des gerbes glacées éclaboussèrent son visage, avertissement cinglant du potentiel mortel de cette baignade impromptue. Intérieurement, il pestait tant et plus contre le sort. Pourquoi fallait-il que tel mauvais coup tombe sur lui ? Avait-il seulement l'air d'un héros ? Lui ne s'en sentait pas l'âme, en tout cas. Avant que le niveau de l'eau n'entrave trop ses mouvements et ne le ralentisse, ignorant le froid qui s'insinuait en lui comme les mauvaises fièvres, il plongea. Le souffle lui manqua l'espace d'une seconde et il se surprit à prier le ciel de parvenir quand même à nager.

Les secondes parurent s'écouler au rythme des années. Avant que le bout de ses doigts ne rencontre la chair inconnue qu'il fallait arracher à l'attraction des abysses, ses yeux - aveugles au cœur de la nuit aquatique – contemplèrent l'ombre angoissante de l'éternité. Mécaniquement, il imprima une poussée à ses jambes, abolissant la distance qui l'empêchait de saisir correctement le corps qui sombrait. Pour le tirer vers la surface. Le ramener à la vie.



Kael se laissa choir sur la rive à côté du fardeau qu'il y avait, tant bien que mal, hissé avec lui. Reprendre son souffle, avant toute chose, et s'assurer qu'elle était vivante. Puisque c'était une jeune femme qui gisait là, inconsciente mais sauve.

* Le ciel soit loué... Elle respire.*

Sa poitrine se soulevait doucement, mais avec régularité, sous son vêtement détrempé. Sans tergiverser plus longtemps, l'humain s'accroupit pour assurer sa prise et la soulever, afin de la mener près du feu. Il fallait la réchauffer, au risque que le froid ne la tue. Lui aussi avait un besoin urgent de la chaleur bienfaisante des flammes. Sa faible magie n'aurait rien pu contre pareil ennemi. Kael rejoint son campement de fortune aussi vite que possible, grelottant, le pas alourdi par le poids conjugué du corps qui reposait dans ses bras et le cuir mouillé de ses bottes et de son pantalon.

Avec douceur, il déposa l'Elfe sur la fourrure qui lui servait de matelas, la couvrit de son épaisse pelisse de laine, avant de jeter dans le foyer quelques branches capables de raviver le brasier. Les flammes éclatèrent en montant vers les cieux, diffusant une onde de chaleur salvatrice alentours. Se penchant vers le visage comme paisiblement endormi de l'inconnue, il enveloppa sa joue de la main, indécis quand à l'attitude à adopter. Devait-il la gifler sèchement pour la réveiller ? Ou attendre qu'elle n'émerge seule des limbes ? Ses traits étaient sereins, là où Kael sentait les siens tirés par la fatigue et l'anxiété. Finalement, il laissa ses doigts encore tremblants glisser sur la peau gelée pour aller saisir le menton de la jeune femme. Secouant légèrement son visage, il l'appela d'une voix forte, bien que mal assurée :

"Ouvrez les yeux ! Réveillez-vous ! Je vous en prie..."

Ces derniers mots ne furent qu'un murmure. Il avait peur, en réalité. Kael sentait son estomac se nouer. La perspective de voir à nouveau quelqu'un mourir sous ses yeux, réduit à l'impuissance comme par le passé, le pétrifiait. A quoi servait son don, s'il ne pouvait sauver personne ? Les mâchoires crispées, par l'angoisse autant qu'à cause du froid qui statufiait jusqu'à ses os, l'humain retenait son souffle. Le regard fixé sur ce visage étranger, guettant fébrilement le plus petit mouvement qui viendrait ranimer ses traits trop figés, il attendait...

... qu'un soupir brise enfin le silence et, de concert, lui rendre un semblant de paix.